À travers la biographie de ce leader languedocien dont le rayonnement fut grand au sein de la SFIO des années cinquante et soixante, Jacques Fleury met en scène un animal politique étonnant, à la fois représentatif des cadres et des élus d’un socialisme alors essentiellement rural, et pourtant atypique à bien des égards.
Issu par son père de petits vignerons du Minervois, et par sa mère d’immigrés andalous, marqué par le décès prématuré de son « poilu » de père, Georges Guille est fait au moule laïque de l’École normale d’instituteurs de Carcassonne, formidable fabrique de « hussards rouges ». Il rompt ses premières lances très jeune et réussit à se faire élire conseiller général à 26 ans, troublant la tranquillité des notables radicaux et de leur chef inamovible Albert Sarraut. La Résistance, où il compense son éloignement administratif dans le Gard par de permanents contacts politiques dans l’Aude, et surtout la reconstitution du parti à la Libération, lui permettent d’affirmer ses dons oratoires et sa pugnacité lors de campagnes électorales souvent homériques, face aux radicaux encore présents et aux communistes particulièrement actifs dans un milieu viticole où lui-même se meut avec l’aisance d’un réel « intellectuel organique ».
Fleury apporte d’inédites et étonnantes révélations sur l’éviction du leader SFIO d’avant-guerre Eugène Montel. Ayant participé lui aussi de manière indiscutable à la Résistance mais coupé de l’Aude, ce dernier fera une belle carrière en Haute-Garonne. Au passage, on comprend un peu mieux la distance prise par Blum, dont Montel était resté intime, à l’égard des socialistes narbonnais. À la distance engendrée par l’écart d’une bonne génération s’ajoutait l’intransigeance doctrinale, allant jusqu’au souhait d’un retour à l’unité organique PS-PCF du jeune Guille face à la conception « travailliste » du vieux leader. Député dès 1945, Guille préside le Conseil général de l’Aude presque continûment jusqu’en 1973. Entré, à peine quadragénaire, dans le gouvernement Guy Mollet pour y lancer le programme nucléaire civil, sa carrière très prometteuse subit un premier arrêt en 1958. Son opposition déterminée à de Gaulle le sépare alors de Mollet mais il œuvre pour maintenir l’unité du Parti en faisant prévaloir la liberté de vote pour l’investiture du général, épisode décisif entérinant de fait la chute de la IVe.
Replié sur ses terres audoises, il reste puissant et n’hésite pas à maintes reprises à croiser le fer avec les représentants d’un « pouvoir personnel » qu’il dénonce sans relâche. Remarqué par Mitterrand qui le sollicite pour son contre-gouvernement en 1966, il ne s’associe pas pour autant à ce qu’il considère non comme une rénovation mais comme une liquidation du Parti socialiste à des fins de carrière personnelle, au prix d’ouvertures suspectes et de confusions idéologiques. Il finit par renoncer à adhérer au nouveau PS et abandonne ses mandats pour s’enfermer dans un isolement un peu hautain, la SFIOccitane qu’il esquisse en 1973 n’ayant jamais pris consistance.
L'opposant au pouvoir personnel
Disciple politique et ami proche, Jacques Fleury laisse percer l’admiration du témoin sans se départir de l’esprit critique qui sied à l’historien. Cette biographie vient très heureusement éclairer et compléter la minutieuse histoire du socialisme audois de Jean Lenoble (L’OURS n°352). Mais, bien au-delà de précisions très utiles aux observateurs des politiques viticoles dont Guille fut parfois le concepteur et toujours le critique attentif et compétent, l’ouvrage contribue à expliquer maints épisodes cruciaux de la vie nationale du Parti de 1945 à 1971 : la CED, la guerre d’Algérie, la construction européenne, sur tous ces sujets, Guille a pris position, et pas toujours de façon suiviste, à l’égard de Mollet qui reste tout de même sa référence essentielle. On découvre ainsi d’originales positions sur le mode de scrutin, Guille militant par exemple pour le scrutin uninominal peu prisé par les cadres SFIO.
Artisan d’une hégémonie SFIO sans faille dans son département, Guille a peut-être présumé des possibilités nationales d’un parti déclinant, dont la crédibilité entamée dès la IVe république par la guerre d’Algérie, devait s’effondrer encore dans les hésitations dont il fit preuve sous la Ve, passant de « l’avant-garde » du régime à une opposition systématique, mais dépourvue d’alliés sûrs. Ainsi s’éclaire la naissance du PS d’Épinay, à laquelle Guille s’opposa à sa manière, avec sincérité, conviction et panache. Cette lutte pathétique du tournant des années 1970 prend aujourd’hui, à l’heure d’une rénovation largement souhaitée mais tardant à se réaliser, une acuité particulière. Historiens et militants se prendront à imaginer le « Gitan » de Carcassonne portant derechef à la tribune son verbe chaleureux pour y rappeler les fondamentaux d’un socialisme toujours en chantier mais vivant et nécessaire en ses contradictions héritées ou nouvelles. Fourmillant de documents rares – débats internes à la SFIO, discours, correspondances inédites –, de souvenirs ou témoignages de camarades ou d’adversaires, pourvu d’un très utile index, ce superbe livre, solide et pertinent, mérite une large audience.
Rémy Pech
Jacques Fleury, « Georges Guille, le socialisme au cœur », Mémoire(s) du socialisme 2009. 366 p. 25 euros
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