Article paru dans L’OURS, mensuel de critique littéraire,
culturelle, artistique, n°391,
septembre-octobre 2009, p. 8
À travers la biographie de ce leader languedocien dont le
rayonnement fut grand au sein de la SFIO des années cinquante et soixante,
Jacques Fleury met en scène un animal politique étonnant, à la fois
représentatif des cadres et des élus d’un socialisme alors essentiellement
rural, et pourtant atypique à bien des égards.
Issu par son père de petits vignerons du Minervois, et par
sa mère d’immigrés andalous, marqué par le décès prématuré de son
« poilu » de père, Georges Guille est fait au moule laïque de l’École
normale d’instituteurs de Carcassonne, formidable fabrique de « hussards
rouges ». Il rompt ses premières lances très jeune et réussit à se faire
élire conseiller général à 26 ans, troublant la tranquillité des notables
radicaux et de leur chef inamovible Albert Sarraut. La Résistance, où il
compense son éloignement administratif dans le Gard par de permanents contacts
politiques dans l’Aude, et surtout la reconstitution du parti à la Libération,
lui permettent d’affirmer ses dons oratoires et sa pugnacité lors de campagnes
électorales souvent homériques, face aux radicaux encore présents et aux communistes
particulièrement actifs dans un milieu viticole où lui-même se meut avec
l’aisance d’un réel « intellectuel organique ».
Fleury apporte d’inédites et étonnantes révélations sur
l’éviction du leader SFIO d’avant-guerre Eugène Montel. Ayant participé lui
aussi de manière indiscutable à la Résistance mais coupé de l’Aude, ce dernier
fera une belle carrière en Haute-Garonne. Au passage, on comprend un peu mieux
la distance prise par Blum, dont Montel était resté intime, à l’égard des
socialistes narbonnais. À la distance engendrée par l’écart d’une bonne
génération s’ajoutait l’intransigeance doctrinale, allant jusqu’au souhait d’un
retour à l’unité organique PS-PCF du jeune Guille face à la conception
« travailliste » du vieux leader. Député dès 1945, Guille préside le
Conseil général de l’Aude presque continûment jusqu’en 1973. Entré, à peine
quadragénaire, dans le gouvernement Guy Mollet pour y lancer le programme
nucléaire civil, sa carrière très prometteuse subit un premier arrêt en 1958.
Son opposition déterminée à de Gaulle le sépare alors de Mollet mais il œuvre
pour maintenir l’unité du Parti en faisant prévaloir la liberté de vote pour
l’investiture du général, épisode décisif entérinant de fait la chute de la
IVe.
Replié sur ses terres audoises, il reste puissant et
n’hésite pas à maintes reprises à croiser le fer avec les représentants d’un
« pouvoir personnel » qu’il dénonce sans relâche. Remarqué par
Mitterrand qui le sollicite pour son contre-gouvernement en 1966, il ne
s’associe pas pour autant à ce qu’il considère non comme une rénovation mais
comme une liquidation du Parti socialiste à des fins de carrière personnelle,
au prix d’ouvertures suspectes et de confusions idéologiques. Il finit par
renoncer à adhérer au nouveau PS et abandonne ses mandats pour s’enfermer dans
un isolement un peu hautain, la SFIOccitane qu’il esquisse en 1973 n’ayant
jamais pris consistance.
L'opposant au pouvoir personnel
Disciple politique et ami proche, Jacques Fleury laisse
percer l’admiration du témoin sans se départir de l’esprit critique qui sied à
l’historien. Cette biographie vient très heureusement éclairer et compléter la
minutieuse histoire du socialisme audois de Jean Lenoble (L’OURS n°352). Mais,
bien au-delà de précisions très utiles aux observateurs des politiques
viticoles dont Guille fut parfois le concepteur et toujours le critique
attentif et compétent, l’ouvrage contribue à expliquer maints épisodes cruciaux
de la vie nationale du Parti de 1945 à 1971 : la CED, la guerre d’Algérie,
la construction européenne, sur tous ces sujets, Guille a pris position, et pas
toujours de façon suiviste, à l’égard de Mollet qui reste tout de même sa
référence essentielle. On découvre ainsi d’originales positions sur le mode de
scrutin, Guille militant par exemple pour le scrutin uninominal peu prisé par
les cadres SFIO.
Artisan d’une hégémonie SFIO sans faille dans son
département, Guille a peut-être présumé des possibilités nationales d’un parti
déclinant, dont la crédibilité entamée dès la IVe république par la guerre
d’Algérie, devait s’effondrer encore dans les hésitations dont il fit preuve
sous la Ve, passant de « l’avant-garde » du régime à une opposition systématique, mais dépourvue
d’alliés sûrs. Ainsi s’éclaire la naissance du PS d’Épinay, à laquelle Guille
s’opposa à sa manière, avec sincérité, conviction et panache. Cette lutte
pathétique du tournant des années 1970 prend aujourd’hui, à l’heure d’une
rénovation largement souhaitée mais tardant à se réaliser, une acuité
particulière. Historiens et militants se prendront à imaginer le
« Gitan » de Carcassonne portant derechef à la tribune son verbe
chaleureux pour y rappeler les fondamentaux d’un socialisme toujours en
chantier mais vivant et nécessaire en ses contradictions héritées ou nouvelles.
Fourmillant de documents rares – débats internes à la SFIO, discours,
correspondances inédites –, de souvenirs ou témoignages de camarades ou
d’adversaires, pourvu d’un très utile index, ce superbe livre, solide et
pertinent, mérite une large audience.
Rémy Pech
Jacques Fleury, « Georges Guille, le socialisme au
cœur », Mémoire(s) du socialisme 2009. 366 p. 25 euros